Anna Skripka, conservatrice du Musée d’art de Kherson, pillé par les Russes
Il y a neuf ans, le 18 mars 2014, la Crimée était annexée par la Russie. La péninsule ukrainienne, que Kiev espère pouvoir reconquérir par la force, abrite désormais des milliers d’œuvres d’art des musées de Kherson, la ville du Sud reprise par l’armée ukrainienne le 11 novembre. En se retirant de la ville, les forces d’occupation sont parties avec un véritable butin de guerre. Au Musée d’art de Kherson, qui possédait l’une des plus riches collections d’Ukraine, plus de 10 000 œuvres ont été volées par les occupants. La conservatrice en chef du musée, qui a vécu les huit mois d’occupation, a vu, impuissante, les chefs-d'œuvre partir sous ses yeux.
Un sanctuaire de métal gris, caché au fond d’un couloir aux murs épais : dans la réserve du Musée d’art de Kherson, il ne reste plus que des rangées de panneaux grillagés entièrement vides. Seules des feuilles de carton blanches, suspendues par une ficelle au début de chaque rangée, rappellent qu’il y a peu, des centaines de tableaux étaient accrochés ici. Avant le lancement de l’invasion russe de l’Ukraine à grande échelle, le musée devait subir d’importants travaux de rénovation. Une partie de la collection avait donc été descendue dans la réserve.
« Les tableaux étaient accrochés sur ces grilles, des deux côtés », raconte Anna Skripka, ponctuant son discours de soupirs. « Il y avait des œuvres de peintres anglais, allemands, hollandais des XVI et XVIIe siècles, mais aussi des peintres locaux. Ces œuvres ont été les toutes premières proies des conquérants russes », dit la conservatrice en chef du musée, 51 ans, ancienne enseignante d’histoire, qui avait pris son poste quelques mois seulement avant que les forces russes n’occupent la ville, à partir du début du mois de mars 2022. Avant la guerre, la collection comptait quelque 14 000 pièces.
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Pendant l’été, une nouvelle directrice du musée est imposée par les forces d’occupation russes, Natalia Desiatova, plus connue à Kherson comme chanteuse du café du théâtre. Anna Skripka décide de rester à son poste, avec l’aval des autorités ukrainiennes, souligne-t-elle, pour « être auprès de sa collection, voir ce qu’ils en faisaient ». Mais lorsque les Russes annoncent une évacuation générale vers la rive gauche du Dniepr, en octobre, sous la pression de la contre-offensive ukrainienne, elle est priée de ne plus venir travailler. Habitant tout près du musée, deux fois par jour, elle fait le tour de l’établissement pour essayer de comprendre ce qui s’y trame. Le 1er novembre, elle est de nouveau convoquée au musée et y découvre des dizaines de personnes, dont « deux Tchétchènes armés ».
« La directrice m’a dit que le ministère russe de la Culture avait envoyé ces personnes pour contrôler le processus de déménagement », se souvient-elle. « À ce moment-là, j’ai voulu faire marche arrière, repartir pour ne pas participer à cela, mais on m’a fait comprendre que ça n’était pas possible, je n’avais plus le choix. On m’a demandé de dire où se trouvaient les œuvres les plus précieuses ». Anna Skripka est aussi conduite devant le coffre-fort et sommée de l’ouvrir. « Ils m’ont dit qu’ils savaient ce qu’il contenait. Il faut dire que nous avions des traîtres à l’intérieur du musée, ce qui leur a facilité la tâche ».
« C’était comme s’ils dépeçaient mon âme »
Contrainte et forcée, Anna Skripka s’installe à son ordinateur pour consigner l’évacuation. Jamais seule, elle n’a pas pu garder de copie de l’inventaire. Les Russes ont emporté le disque dur, mais la conservatrice se souvient d’un chiffre : 10 400 pièces ont, selon elle, été emmenées. « Avec chaque tableau emporté, c’était comme s’ils dépeçaient mon âme, morceau par morceau », se désole-t-elle.
À la hâte, souvent sans prendre de précautions, des dizaines de personnes chargent une multitude de peintures, gravures, dessins, porcelaines et icônes précieuses dans des véhicules. Anna assiste, impuissante, à ce ballet avec le sentiment de voir disparaître la culture de sa ville dont l’histoire remonte bien au-delà du XVIIIe siècle, lorsque le prince Potemkine, le favori de Catherine II, avait fondé une colonie de peuplement russe. Pour la conservatrice du musée de Kherson, cette spoliation est le signe que « les Russes veulent s'approprier quelque chose qui ne leur appartient pas et ils réécrivent l'histoire au point de la transformer complètement ».
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« Ces terres ont été habitées par les Scythes et par des Cosaques ukrainiens », commente Anna Skripka, « dire que tout a commencé avec le prince Potemkine, c'est déformer l'histoire. Ils veulent nous priver des dernières preuves de notre propre histoire, de sorte que nous ne puissions pas dire que nous sommes un peuple distinct, une famille différente, qui a son propre passé, qui, à un moment, certes, s’est imbriqué à celui de la Russie ». Dans le musée vide, l’employée du musée ne désespère pas de faire revenir un jour la collection qui représentait « un joyau pour la ville ».
L’établissement culturel a saisi les tribunaux internationaux, plusieurs enquêtes pour vol ont été ouvertes. Dans son sous-sol, Anna Skripka travaille à recenser les quelque 2 500 œuvres restantes et à les mettre en lieu sûr. À l’extérieur, les déflagrations régulières, rappellent qu’aucun bâtiment de Kherson n’est à l’abri des tirs.